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Ma double vie ou comment j’ai failli devenir styliste d’intérieur

(et pourquoi c’était une mauvaise idée)

2009. Une année charnière. Le grand saut dans le monde du freelance, avec mon premier client. Je m’apprêtais enfin à devenir conceptrice-rédactrice… et plus encore.

La scène est gravée dans ma mémoire : mes premières cartes de visite fraîchement livrées entre mes mains. J’avais tout fait toute seule, jusqu’à ce logo “Gina Di Orio” un brin désuet aujourd’hui , imaginez une calligraphie façon plume d’oie à la Molière (maintenant, vous devez avoir la référence !), dans un rose fuchsia qui flirtait dangereusement avec le kitsch.

Mais au-delà de ces choix esthétiques discutables (ce n’est pas le sujet de cet épisode), cette carte incarnait une promesse que je me faisais à moi-même. Son recto annonçait mon devenir : “conceptrice-rédactrice”. Et son verso ? “Styliste d’intérieur”. Je vous vois déjà en plein doute. “Comment ça ?”, “Quel rapport ?”, ou encore “Est-ce que j’ai raté un épisode de Boum Boum ?”

Rassurez-vous, vous n’avez rien manqué. Vous êtes exactement là où il faut pour comprendre cette double identité imprimée sur ma carte, cette double-casquette qui m’a fait perdre la tête. Et puisqu’il est question de stylisme d’intérieur, remontons à la source, direction l’île de la Réunion. J’ai une histoire à vous raconter.


LA CASE CRÉOLE,
C'EST TOUT UN ART
DE VIVRE

Toute mon enfance et jusqu’à mes 15 ans, mon univers s’est construit dans une case créole. Ces demeures emblématiques de l’île de la Réunion, héritières des paillotes du XVIIe siècle, quand les premiers colons de la Compagnie des Indes orientales posaient leurs malles sur ce bout de terre. La case créole, c’est tout un art de vivre où fonctionnalité et beauté dansent ensemble. Si certaines peuvent paraître austères au premier coup d’œil, il faut prendre le temps de les découvrir pour en apprécier les subtilités.

Aujourd’hui, je les contemple avec fierté. Mais petite, pendant mon enfance et mon adolescence, c’était différent. J’avais honte. Les soirées pyjama chez les copains qui habitaient des maisons en parpaing, à la mode métropolitaine, m’ont fait prendre conscience de ma différence. De ce confort que je qualifiais alors de rudimentaire.

Pourtant, beaucoup de mes amis vivaient aussi dans des cases créoles. Mais mon regard ne s’arrêtait que sur la différence : ces maisons en parpaing paraissaient avoir tout pour plaire.

Ma case, elle, était en bois. Son toit, une composition de tôles ondulées rouge vif, reposait sur une charpente en bois de fer, un type d’essence locale réputée pour sa robustesse. Les lambrequins, ces délicates dentelles métalliques (parfois en bois), couronnaient le toit et guidaient l’eau de pluie loin des murs. La façade se parait de bardeaux, ces planchettes de bois imbriquées qui lui donnaient des airs de créature vivante. L’un des murs avait été consolidé en béton, la maison étant construite en contrebas du terrain voisin, configuration typique sur une île où le plat est une denrée rare. Tu montes et tu descends, au plus grand bonheur de tes mollets ! (Ce qui te fait une belle jambe de le savoir, mais je te le dis quand même. Et aussi parce que je n’ai pas pu résister à l’image. J’arrête.)

À l’intérieur, le béton ciré rouge traditionnel avait cédé la place, dans certaines pièces, à du lino à damiers noir et blanc ou uni, parfois même à de la moquette. Je mesurais ma chance d’avoir des portes et des fenêtres aux ouvertures. Car, chez mes grands-parents, seuls des volets en bois rythmaient la lumière du jour. Une case au caractère bien trempé, un poil autoritaire, qui ne connaissait que deux états : la clarté totale ou l’obscurité complète.

LA COULEUR N'ÉTAIT PAS SIMPLEMENT SUR LES MURS, ELLE HABITAIT L'ESPACE

Notre maison avait ce “luxe” d’une salle de bain intérieure, une addition moderne à la configuration traditionnelle des cases créoles où cuisine et sanitaires vivaient leur vie à l’écart du corps principal. Mais le confort restait relatif. Les cloisons en plaques de bois laissaient passer les sons, et surtout, les toilettes avaient conservé leur place traditionnelle : au fond de la cour ! Ces escapades nocturnes sous la pluie tropicale, parapluie à la main, espérant qu’il y ait encore du papier au cabinet, font partie de mes souvenirs les plus vivaces.

Mais ce qui donnait vraiment vie à cette case, c’était sa palette de couleurs audacieuse. Chaque pièce affichait sa personnalité : ici un rose indien chaleureux, là un bleu outremer profond, ailleurs un vert sauge apaisant ou un jaune soleil éclatant. La couleur n’était pas simplement sur les murs, elle habitait l’espace, elle nous habitait.

Je souris encore en repensant au papier peint aux motifs de jardins anglais que ma mère avait choisi pour ma chambre, un choix aussi incongru que touchant, dans ce décor tropical. Pourtant, mes parents ne manquaient pas de goût : mon père collectionnait de beaux objets, ma mère avait un faible pour les beaux tissus. Mais leur sensibilité esthétique semblait parfois se perdre dans une cacophonie visuelle qui me mortifiait.

“Ces années d’essais douteux, de boulettes chromatiques et de chineries intenses m’ont forgé une réputation inattendue…”

Dans ma frustration de pré-adolescente, je tentais désespérément de reprendre le contrôle de mon espace. Les murs disparaissaient sous les posters, je passais des heures à réarranger ma collection de petits savons dans ma vitrine. Des gestes dérisoires peut-être, mais qui traduisaient déjà cette obsession naissante pour l’aménagement intérieur, même si mes moyens d’enfant ne me permettaient pas d’aller plus loin.

Cette honte d’enfant s’est muée en détermination créative pendant mes études. Enfin libre d’exprimer mes goûts en matière de décoration, j’ai transformé mon appartement étudiant en véritable laboratoire d’expérimentation. C’était en 2007, à mon entrée à l’ISEG, et mes amis s’en souviennent encore.

Mon salon est devenu une toile vivante : d’abord paré de bandes graphiques grises et rouges, il s’est métamorphosé plus tard en hommage aux seventies avec ses murs vert pomme et orange pressée. La cuisine, elle, s’est vue transformée en cabinet de curiosités tout en violet, tandis que ma chambre explorait différentes nuances de bleu. Je repeignais sans relâche, réinventais les espaces, testais de nouvelles associations. J’ai même tenté – avec plus d’audace que de sagesse – de donner une seconde vie à mon canapé IKEA avec de la peinture acrylique. Le résultat était… disons, expérimental.

Ces années d’essais douteux, de boulettes chromatiques et de chineries intenses m’ont forgé une réputation inattendue : celle de conseillère déco de confiance, celle qui avait suffisamment exploré pour guider les autres dans leurs choix d’intérieur.

J'AVAIS COMMIS L'ERREUR CLASSIQUE : CONFONDRE PASSION ET PROFESSION

Si mon appétence pour la décoration était connue, c’est surtout mon premier client qui m’a poussée à ajouter “styliste d’intérieur” sur ma carte. En plus de ma mission de conception-rédaction, il m’avait proposé de l’aider à meubler et décorer son premier gîte urbain.

J’ai donc eu l’opportunité de créer l’ambiance d’un petit appartement qui, pour une fois, n’était pas le mien ! Bonheur. La mission s’est parfaitement déroulée. Mais en quinze ans de freelance, devinez combien d’autres intérieurs j’ai stylisés ? Zéro. Hormis quelques conseils donnés à mes meilleures amies, rien de plus.

J’avais commis l’erreur classique : confondre passion et profession. Même si aujourd’hui, j’exerce mon activité avec passion, ce qui n’est pas exactement la même chose. Ma passion n’est pas de construire des plateformes de marque ou même de créer des noms, mes passions résident davantage dans tout ce qui nourrit ce travail : la philosophie, la sociologie, l’étymologie…et le stylisme d’intérieur. Oui, oui. Pourtant, aujourd’hui, je ne suis ni philosophie, ni sociologue et encore moins styliste d’intérieur.

Dans mon cas, j’avais aussi pris une première demande pour une tendance générale. Un directeur d’agence bienveillant m’avait pourtant mise en garde : “Je ne suis pas certain que ce soit judicieux de te présenter à la fois comme styliste d’intérieur et conceptrice-rédactrice”. Mais son conseil était passé à quelques kilomètres au-dessus de mes certitudes.

Pourquoi ne pouvais-je pas être les deux ? La réponse est simple : je manquais cruellement de légitimité dans le stylisme d’intérieur, et je ne pouvais pas mener deux chevaux de front. Ce n’est pas que le mariage de deux compétences différentes soit impossible, mais il faut peut-être être au moins deux pour rendre cette alliance pérenne, pour assumer pleinement ce côté hybride.

Trois ans plus tard, j’ai changé ma carte de visite. Je suis restée uniquement conceptrice-rédactrice. Cette expérience m’a appris à ne pas faire d’une exception une généralité. Une leçon que j’ai pu mettre à profit lorsque j’ai eu l’opportunité unique d’être commissaire d’exposition, une formidable expérience que j’ai appréciée comme telle, sans chercher à en faire une nouvelle carrière.

…le jour où j’ai arrêté de vouloir tout être”

La leçon à retenir ? Certaines passions doivent rester des passions, et c’est très bien ainsi. Il n’est pas toujours évident de reconnaître ce qui ne deviendra jamais notre métier, mais il y a des signes qui ne trompent pas : l’absence de demandes, le manque de motivation à se vendre dans ce domaine… Il faut savoir les écouter.

Et si ce n’était simplement pas le bon moment ? Cette réflexion peut réconforter tous ceux qui ont tenté de vendre une prestation sans trouver preneur. Ce qui fait écho au “time-to-market” – ce moment précis où le marché est prêt à accueillir notre offre.

Dans nos métiers créatifs, je suis convaincue que le temps fait son œuvre. Notre offre n’est jamais figée, elle évolue au gré de notre environnement et de nos envies. Nous ne sommes pas des êtres statiques, nous grandissons, nous changeons. Il n’y a aucune honte à expérimenter, à échouer, à revenir sur ses pas. Ces expériences nous enseignent bien plus que les conseils qu’on nous prodigue… et que nous préférons ignorer, de toute façon. Il faut vivre ses désirs pour avancer. Le succès n’est qu’une succession de réussites et d’échecs. (Un vaste sujet que j’approfondirai dans un prochain épisode de Boum Boum).

À ce propos, le sociologue Claude Dubar parle de “l’identité professionnelle” comme d’une construction dynamique entre identité pour soi et identité pour autrui. Notre identité professionnelle n’est pas figée, mais se construit dans l’interaction entre notre perception de nous-même et la reconnaissance que nous accordent les autres. C’est un processus dynamique qui explique pourquoi certaines tentatives de diversification échouent : il ne suffit pas de se proclamer expert dans un domaine pour être reconnu comme tel par le marché. Ce qui résume bien ce que j’avais en tête le jour où j’ai arrêté de vouloir tout être.

LA MEILLEURE SPÉCIALISATION EST CELLE QUI LIBÈRE !

Et puis, il y a cette question épineuse qui revient et nous anime : vaut-il mieux proposer une offre généraliste ou se spécialiser ? Ma réponse ? Testez pour voir ! Même si personnellement, je dois vous avouer mon petit faible pour la spécialisation. Non pas celle qui enferme, mais celle qui permet de s’épanouir pendant quelques années avant d’évoluer vers d’autres horizons… ou pas. La meilleure spécialisation est celle qui libère !

Elle peut prendre différentes formes. Elle peut être sectorielle : se concentrer uniquement sur le secteur de la restauration, par exemple. Elle peut être technique : être conceptrice-rédactrice, point final. Elle peut aussi reposer sur ce que j’ai nommé des “expertises glissantes”, ces expertises complémentaires qui s’enrichissent mutuellement. Me concernant, je crée des noms de marque, je conçois des plateformes de marque pour révéler leur identité profonde, puis je leur donne vie par la conception-rédaction. Je peux proposer ces trois expertises ensemble ou séparément, c’est là que réside ma liberté. Quant aux secteurs d’activité, je n’ai jamais souhaité me spécialiser. Ma curiosité naturelle exige de la diversité, des univers différents, sans quoi je m’ennuie.

”Une trop grande diversité dans votre offre
n’est pas forcément valorisante.
On s’y noie.”

Ce que j’ai également retenu et que je peux vous transmettre, c’est que vos potentiels clients ont besoin d’être rassurés. Ils veulent comprendre ce que vous pouvez leur apporter en un coup d’œil, sans avoir à réfléchir. L’expression de votre offre doit donc leur parler sans effort. Une trop grande diversité dans votre offre n’est pas forcément valorisante. On s’y noie.

Enfin, je vois dans la spécialisation une plus grande ouverture dans le sens où je suis ouverte aux collaborations complémentaires. Je sais que je peux mettre en page, je peux créer des logotypes, je peux dessiner des petites choses enfantines, je peux même prendre des photos… mais ce sont pour moi des projets exceptionnels, des réponses à des demandes de clients/amis, des dépannages de dernière minute. À aucun moment, ces prestations ne font partie de mon offre, mais si cela peut m’amuser et m’épanouir sans contrainte, je les accepte. Généralement, ces missions, je les délègue à mon réseau de freelances, celles et ceux avec qui je collabore pour approcher une demande de manière complète : illustration, branding visuel, photographie, web design, motion, développement…

Toutes ces personnes sont des talents avec lesquels vous pouvez échanger, vous enrichir, donner de la profondeur à vos projets. Être expert de tout, je n’y crois pas. Et puis, vous avez tant à gagner avec ce réseau de talents qui peut également vous apporter d’autres projets. Vous voyez la richesse ? Ce n’est que ma vision, mais c’est dans ces échanges, cette ouverture, ces collaborations que j’ai pu grandir et développer un réseau solide de talents et d’amitiés professionnelles. C’est le cœur du freelance et cela n’est rendu possible que si vous optez pour une posture de spécialiste.

LA SPÉCIALISATION N'EST PAS UNE LIMITATION, MAIS PLUTÔT UN TREMPLIN

En fin de compte, le parcours d’un freelance est une histoire d’authenticité et d’évolution constante. Dans “Les Sources du moi”, Charles Taylor, philosophe canadien, évoque l’importance de l’authenticité dans la construction identitaire. Cette recherche d’authenticité se manifeste ici dans le processus de spécialisation et d’acceptation de ses véritables aspirations professionnelles. La spécialisation n’est pas une limitation, mais plutôt un tremplin vers l’excellence et la collaboration. Elle nous permet de briller dans notre domaine tout en restant ouverts aux opportunités qui enrichissent notre pratique. La spécialisation apparaît alors non pas comme une simple stratégie professionnelle, mais comme une étape dans un processus plus profond de développement personnel et social. L’important n’est pas d’être tout pour tout le monde, mais d’être excellent dans ce que nous choisissons de faire, tout en sachant que ce choix peut évoluer avec le temps. C’est dans cet équilibre entre expertise ciblée et ouverture d’esprit que réside la véritable liberté du freelance.

Merci de m’avoir lue.

(Si vous avez apprécié cet épisode ou si une question vous taraude, envoyez-moi votre message sur mes réseaux sociaux, ça me fera plaisir)

À très vite pour une nouvelle histoire.

❤️ Gina

BOUM BOUM, c’est la true story de mon parcours.
Un flot d’histoires, dans des formats libres, pour explorer ensemble le thème de la construction identitaire à travers le prisme de l’entrepreneuriat créatif. Quand nos expériences persos résonnent dans nos choix pros, ça fait boum boum. Histoires à suivre.