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Quand l’authenticité dépasse la cohérence

Depuis des décennies, l’industrie du marketing s’est construite autour d’un axiome apparemment inébranlable : une marque forte est une marque cohérente. Cette doctrine nous impose une vision mécaniste de l’identité. Comme si une marque était une machine parfaitement huilée, où chaque rouage devait tourner en harmonie absolue avec les autres.

Mais cette quête obsessionnelle de cohérence ne serait-elle pas devenue notre plus grande limite ? En cherchant à tout prix à lisser les aspérités, à gommer les contradictions, à uniformiser les messages, nous avons peut-être créé un univers de marques aseptisées, prévisibles, et finalement… ennuyeuses.

L'humanité dans toute sa complexité

Observons un instant les personnes qui nous marquent le plus dans nos vies. Votre meilleur ami, votre mentor, cette personnalité publique qui vous fascine. Sont-ils cohérents ? Absolument pas. Ils peuvent être drôles et mélancoliques, rationnels et impulsifs, généreux et égoïstes – parfois dans la même conversation. C’est précisément cette complexité qui les rend attachants, mémorables, humains.

Walt Whitman, l’un des plus grands poètes américains du 19e siècle l’exprimait magnifiquement : “Me contredire ? Bien sûr que je me contredis. Je suis vaste, je contiens des multitudes.” Cette phrase capture l’essence même de ce qui nous rend uniques : notre capacité à être plusieurs à la fois, notre richesse intérieure faite de paradoxes et de nuances.

Alors pourquoi demandons-nous à nos marques d’être ce que nous ne sommes pas nous-mêmes ? Pourquoi exigeons-nous d’elles une rigidité que nous fuyons dans nos relations humaines ?

La sociologie de l'attachement de marque

Pour comprendre cette contradiction, il faut se pencher sur les mécanismes sociologiques qui régissent nos attachements. Pierre Bourdieu nous enseigne que nous nous construisons par opposition et par identification. Nous aimons ce qui nous ressemble tout en nous distinguant. Or, une marque parfaitement cohérente ne nous ressemble pas – elle nous intimide, nous met à distance.

Les neurosciences confirment cette intuition : notre cerveau est programmé pour détecter et mémoriser les anomalies, les surprises, les écarts par rapport à la norme. C’est le principe de la “violation d’attente” qui crée l’émotion et ancre le souvenir. Une marque trop prévisible glisse sur nous sans laisser de trace.

Les pionniers de l'incohérence assumée

Certaines marques l’ont compris intuitivement. Prenons Apple : d’un côté, elle prône la simplicité et l’épurement, de l’autre, elle crée des écosystèmes d’une complexité technique redoutable. Elle se présente comme démocratique (“Think Different”) tout en pratiquant des prix premium. Cette apparente contradiction ne l’affaiblit pas – elle la renforce en créant une tension créative permanente.

Virgin, sous l’impulsion de Richard Branson, a fait de l’incohérence son fonds de commerce. De la musique à l’aérien, de la téléphonie à l’espace, la marque saute d’un secteur à l’autre avec une désinvolture qui devrait la condamner selon les règles classiques du branding. Pourtant, cette imprévisibilité même est devenue sa signature.

Nike incarne simultanément l’élitisme sportif et l’inclusion sociale, la performance individuelle et l’engagement collectif. Ces paradoxes, loin de créer une cacophonie, tissent une richesse narrative qui permet à chacun de projeter sa propre histoire sur la marque.

L'authenticité paradoxale

Cette approche s’inscrit dans une tradition philosophique riche. Héraclite affirmait déjà que “l’harmonie invisible est plus forte que l’harmonie visible”. Les contradictions apparentes peuvent révéler une cohérence plus profonde, plus subtile, plus vraie.

L’existentialisme nous enseigne que l’authenticité ne réside pas dans la conformité à un modèle préétabli, mais dans l’acceptation de nos propres contradictions. Sartre parlait de “mauvaise foi” pour décrire cette tendance à se figer dans un rôle, à refuser la complexité de notre être. Les marques ne tombent-elles pas dans ce piège quand elles s’enferment dans une cohérence artificielle ?

Les mécanismes psychologiques de l'attachement

La psychologie sociale nous révèle un paradoxe fascinant : nous sommes plus enclins à faire confiance à quelqu’un qui avoue ses faiblesses qu’à quelqu’un qui se présente comme parfait. C’est “l’effet Pratfall” : une imperfection assumée rend plus attachant, plus crédible, plus humain.

Les marques qui osent montrer leurs zones d’ombre, leurs questionnements, leurs évolutions, créent un lien d’intimité avec leurs audiences. Elles sortent du registre de la communication pour entrer dans celui de la conversation, du partage, de la complicité.

L'incohérence comme stratégie narrative

Cette approche transforme radicalement la façon dont nous concevons le storytelling de marque. Au lieu de dérouler un récit linéaire et prévisible, nous pouvons construire des narrations multiples, parfois contradictoires, qui reflètent la richesse de l’expérience humaine.

Une marque peut ainsi être à la fois locale et globale, traditionnelle et innovante, accessible et exclusive – selon les contextes, les audiences, les moments. Cette polyphonie narrative offre une richesse d’identification bien plus grande qu’un message unique martelé en permanence.

Les nouvelles règles du jeu

Mais attention : l’incohérence assumée n’est pas l’anarchie. Elle demande une maîtrise encore plus fine que la cohérence classique. Il faut savoir quelles contradictions sont fécondes et lesquelles sont destructrices. Il faut identifier le fil rouge invisible qui relie les apparentes oppositions.

Cette approche exige une compréhension profonde de son identité de marque – non pas comme un ensemble de règles rigides, mais comme un système de valeurs assez fort pour supporter les tensions, les questionnements, les évolutions.

Vers une nouvelle grammaire du branding

Nous assistons peut-être à l’émergence d’une nouvelle grammaire du branding, plus nuancée, plus humaine, plus vraie. Une grammaire qui privilégierait l’authenticité sur la cohérence, la complexité sur la simplicité, l’évolution sur la stabilité.

Cette mutation n’est pas qu’esthétique – elle est profondément sociologique. Dans un monde en perpétuel mouvement, où les identités se construisent et se déconstruisent en permanence, les marques qui assumeront leur propre fluidité créeront des liens plus profonds avec leurs audiences.

L'art de la contradiction fertile

L’incohérence assumée devient alors un art : celui de la contradiction fertile, du paradoxe créateur, de l’harmonie dans la dissonance. C’est accepter que l’identité ne soit pas un état, mais un processus, que la cohérence ne soit pas uniformité, mais dialogue interne permanent.

Les marques de demain seront peut-être celles qui oseront dire : “Nous sommes complexes, nous évoluons, nous nous contredisons parfois – et c’est précisément cela qui nous rend authentiques.”

Car finalement, nous ne tombons pas amoureux de la perfection. Nous tombons amoureux de l’humanité.

Brandosophie est une collection de réflexions qui vous invite à déceler les nouveaux pouvoirs de la marque en l’abordant par le prisme de la philo et de la socio .

Gina Di Orio